La correspondance dont est composé cet ouvrage a été dénichée au fond d’une commode genevoise. Acheté par un couple d’antiquaires lausannois, ce fonds d’une soixantaine de lettres a été acquis en 2004 par la Bibliothèque cantonale universitaire (BCU). Destinées à ses parents restés en pays de Vaud, elles sont écrites entre 1823 et 1835 par Marc Warnery. À une époque où l’émigré économique cherchant à s’assurer une vie meilleure par le biais de l’exil est quelquefois suisse, ce jeune Morgien issu de bonne famille part tenter sa chance dans le Nouveau Monde suite à une déconfiture financière ayant causé des dommages à la fortune familiale.
Débarqué dans la colonie hollandaise du Surinam à 26 ans, il y meurt treize ans plus tard, pas plus riche qu’à son arrivée. Situé entre les Guyanes française et britannique, ce territoire a été échangé par la Grande- Bretagne contre New York en 1667. L’esclavage et le système de plantations, de sucre et de café principalement, y sont pratiqués à une large échelle. Les jeunes immigrés occidentaux venus tenter leur chance se frottent pour la première fois de leur existence à un système de travail tout à fait particulier.
Ce premier contact est vécu de l’intérieur grâce au regard neuf et curieux de Warnery, improvisé esclavagiste débutant dès son arrivée dans la colonie. Le lecteur chemine à ses côtés tout au long du voyage de Suisse en Amérique. La route jusqu’à Amsterdam puis la traversée de l’Atlantique et la découverte d’un monde inconnu proposent un aperçu multicolore des aléas auxquels se confronte le voyageur de l’époque. Suit une description luxuriante de la société coloniale, de ses codes et de ses obligations, de la faune et de la flore locales, ou encore de la meilleure façon de s’accommoder d’une main-d’oeuvre majoritairement composée d’esclaves. L’Helvète ne s’émeut guère de la privation de liberté d’êtres humains dont les incartades durement réprimées lui causent «beaucoup de chagrin», se considérant comme «presque un père au milieu de ses enfants» (p. 175).
Le travail de sélection et de retranscription des lettres manuscrites de Warnery par Thomas David et Janick Marina Schaufelbuehl, historiens à l’Université de Lausanne (IHÉS), et Olivier Pavillon, ancien conservateur du Musée historique de Lausanne, rend possible l’accessibilité au plus grand nombre d’un document historique de première main. Si cet ouvrage constitue une source tout à fait fiable pour l’historien amateur, il offre l’extrême avantage de se lire comme un roman.
Une introduction d’une trentaine de pages permet la mise en perspective du contexte historique en Suisse, aux Provinces-Unies et au Surinam, à l’aide d’une riche bibliographie plurilingue (français, allemand, anglais et néerlandais). Des notes explicatives de bas de page, qu’on souhaiterait parfois plus détaillées, éclaircissent les termes les moins compréhensibles et développent certains points évoqués succinctement dans le texte. En fin de volume se trouvent deux index géographique et onomastique.
Si les témoignages d’Occidentaux découvrant les colonies ne sont pas rares, l’originalité de ce texte réside dans l’origine romande de son auteur, ses talents d’observateur et d’écrivain, ainsi que son lieu d’expérimentation et sa langue d’écriture. Il nous permet de découvrir une colonie dont l’histoire reste mal connue et peu accessible à tous ceux qui ne maîtrisent pas le néerlandais, nous rappelant que nombreux ont été ces Suisses partis à la découverte du monde. Des trouvailles de brocante d’un tel intérêt ne peuvent qu’encourager à considérer d’un tout autre regard les galetas romands.
Citation:
Frédérique Beauvois: compte rendu de: Marc Warnery, Seul au milieu de 128 nègres. Un planteur vaudois en Guyane hollandaise au temps de l'esclavage. Lettres à ses parents, 1823-1835, texte préfacé, établi et annoté par Thomas David, Olivier Pavillon et Janick Marina Schaufelbuehl, Lausanne: Éditions d'en bas, 2008, 240 p. Première publications dans: Revue historique vaudoise, tome 117, 2009, p.289-290.